(En complément de l'article du Canard d'aout 2020...)
Article rédigé et publié sur Mediapart, rubrique le Club, le 1 septembre 2020 par Bertrand ROUZIES
L’arrêt de mort des moulins français
1 sept. 2020 Par Bertrand ROUZIES Blog
Troisième plus important patrimoine du pays, avec des dizaines de milliers d’ouvrages pluriséculaires, le patrimoine molinologique hydraulique, traité comme un vulgaire « obstacle à l’écoulement des eaux », a vu son sort scellé, comme cadeau de départ empoisonné, par un décret d’Édouard Philippe écrit sous la dictée des lobbies écocidaires, sous couvert d’écologie.
Pour comprendre la fonction symbolique et l’impact des moulins à eau et, plus largement, des ouvrages d’ingénierie des cours d’eau conçus par nos ancêtres, il faut en passer, en nos contrées, par l’hagiographie chrétienne. Bon nombre de saintes et de saints dits sauroctones, tueurs de serpents, vouivres, gargouilles, cocatrix et autres dragons, ont accompli ce miracle à proximité de rivières ou de fleuves au cours particulièrement instable et méandreux, à l’origine de palus infects et d’inondations régulières ravageuses pour les implantations humaines et les cultures. Il faut comprendre ici que le monstre est en réalité la force de la nature apparemment indomptable constituée par le cours d’eau. Cette lecture est plus ou moins évidente, suivant les légendes. Ainsi de saint Romain, évêque de Rouen, qui vécut au VIIe siècle, sous le règne de Dagobert Ier. On lui prête ce miracle d’avoir, avec le secours d’un condamné à mort, dompté la gargouille, un hideux serpent qui sévissait sur la rive gauche de la Seine – un fleuve particulièrement sinueux et capricieux alors –, non loin d’un marécage. Le même saint Romain passe pour avoir eu le pouvoir d’empêcher les inondations. Un saint luttant contre un environnement malsain… Rien de bien étonnant si l’on se souvient de l’œuvre considérable d’assainissement et de drainage réalisé par les ordres religieux durant tout le Moyen Âge. Il est à noter que, bien que rangé parmi les saints sauroctones, Romain, comme beaucoup de ses pairs, ne tue pas la gargouille mais la domestique, par un signe de croix, et lui met son étole autour de cou, ce qui permet à son acolyte de la conduire en laisse jusqu’à Rouen, où la bête est, selon les versions, mise à mort ou jetée à la Seine (comme s’il s’agissait de son véritable élément).
On trouve un lien encore plus explicite entre le monstre et l’eau en Asie Mineure, tout près de l’endroit où fut exterminée en 1096 par les Turcs seldjoukides de Nicée la « croisade des gueux », menée par Pierre l’Ermite et Gautier Sans-Avoir[1]. Il coule là, du sud vers le nord, un petit fleuve côtier particulièrement sinueux, l’actuel Yalakdere, qui portait à l’époque byzantine le nom de Drakon, « Dragon » en grec. Ce fleuve se jette dans la baie de Nicomédie (Izmit), non loin d’Hélénopolis (Hersek). D’après l’historien byzantin Procope, le Drakon tirait son nom de son extrême tortuosité. « Ceux qui pass[aient] par là, explique-t-il, dev[aient] de ce fait le franchir plus de vingt fois. »[2] Cette explication donnée, Procope ajoute que le fleuve était indocile, sujet aux crues subites, et que les habitants des faubourgs d’Hélénopolis voyaient leurs maisons régulièrement inondées, sans parler des ceps et oliviers que ses flots torrentueux déracinaient et charriaient jusqu’à la mer. Attendri par les plaintes des riverains, l’empereur Justinien décida de dompter le monstre : « Ayant fait nettoyer les forêts et couper tout le roseau, il permit au fleuve de se faire un libre accès à la mer, si bien qu’il n’était plus inévitable qu’il inondât. Et, coupant par le milieu des montagnes qui s’élèvent dans cette région, il aménagea une route carrossable en des endroits jusque-là abrupts et escarpés […]. Il posa aussi sur le fleuve deux ponts très larges, si bien que désormais tout le monde le traverse sans danger. »[3] Justinien met symboliquement un double joug au cou du sauvage Drakon. Son action est analogue, en plus spectaculaire, à l’action d’un saint ou d’un héros civilisateur.
Les destins de la gargouille et du Drakon, au-delà de l’analogie, illustrent deux approches opposées de la maîtrise de l’élément liquide : une approche « douce », d’intelligence locale, qui consiste non pas à tuer le monstre mais à le contenir, dans une cohabitation qui permet aux hommes de bénéficier de sa force sans en éprouver les effets de destruction et d’insalubrité ; une approche « dure », de planification étatique, qui consiste à lui tailler un boulevard bien propre jusqu’à son embouchure, boulevard qui sera son carcan et sa mort symbolique.
Les moulins, dont les digues sont privées depuis Philippe Auguste, relèvent évidemment de la première approche. C’est à cela que le décret signé par Édouard Philippe (qui en veut décidément à nos barrages) le 30 juin dernier s’attaque, infligeant le coup de grâce à un patrimoine que les agences de l’eau, trahissant en cela leur mission de police de la ressource, s’évertuent à démanteler depuis deux décennies, comme le rappelle un article paru récemment dans Le Canard enchaîné. Une simple déclaration, sans études d’impact ni enquêtes publiques, suffira désormais pour anéantir la majorité des 60 000 retenues d’eau. L’argument avancé est d’apparence écologique : il faut restaurer l’état naturel des rivières afin de permettre la libre circulation des poissons migrateurs. Argument étrange lorsqu’on sait que nombre de moulins, y compris les plus anciens, comportent des passes, chaussées ou échelles à poissons (qu’il convient d’entretenir et d’améliorer), et même argument suspect au regard de la politique des agences de l’eau, qui subventionnent intégralement la destruction des barrages de moulins et surfacturent aux propriétaires les aménagements pour les poissons, pour autant qu’il s’en trouve encore dans les parages.
Au vrai, il ne fallait pas attendre de l’ancien lobbyiste d’Areva une quelconque concession à la préservation de l’environnement. Ce décret, comme le soupçonnent les associations de défense du patrimoine molinologique, dont plusieurs siècles d’usage ont montré le faible impact environnemental et la qualité des services rendus aux économies humaines, est un formidable cadeau fait à une puissante coalition de lobbies, allant du BTP à EDF, en passant par l’agro-industrie des pesticides, laquelle a particulièrement intérêt à évacuer au plus vite, par des toboggans à lessivage – vrai nom des cours d’eau « libérés » et « renaturalisés » –, ses effluents mortifères vers la mer, éternel déversoir de notre inconséquence. Le mensonge premier, l’écotartufferie suprême consiste à tenter de nous faire croire qu’avec des pelleteuses, on réensauvage une rivière en éliminant tout obstacle sur son cours, alors qu’une rivière naturelle vit et se déploie en fonction des obstacles, et que c’est l’observation même des forces suscitées par ces obstacles qui a inspiré aux hommes la création des moulins.
Nous avons demandé son avis sur le sujet à Alain Gély, géologue et ancien président de l’Association pour le concept Moulin de la Fée (ACMF) :
« Ayant été une dizaine d'années président d’une association promouvant la production d’électricité avec les moulins à vent (voir l’histoire du Moulin de la Fée, premier moulin au monde, en Loire-Atlantique, à avoir produit de l’électricité en étant géré par un automate), j’ai vu la puissance de lobbying d’EDF, qui fit tout pour que ce concept de moulin aérogénérateur automatique d’électricité ne se généralise pas, alors que son développement en France aurait pu, de mon point de vue, être à l’origine de la mise en service de millions de moulins de par le monde à même de pouvoir satisfaire les besoins électrique essentiels d’habitants de villages isolés (une sorte de high-tech-low-tech abordable, en kit, montable sur des tours en bois-terre-pierre, assez facile d’entretien).
Mais EDF, via une filiale, sabota le concept. Il lui aura suffi pour cela de s’imposer au premier propriétaire qui voulut rénover son moulin en copiant le Moulin de la Fée. C’est ainsi que ladite filiale pilota la rénovation du Grand Moulin des Places, à Saint-Mars-du-Désert, en l’équipant d’une génératrice asynchrone (machine fonctionnant sur un principe mis au point à la fin du XIXe siècle), au lieu d’utiliser une génératrice à aimant permanent (type de génératrice dont le Moulin de la Fée était équipé), très moderne, compacte, incarnation du saut technologique à même de pouvoir transformer, enfin, une partie de nos vieux moulins (les mieux placés parmi ceux qui persistent encore de nos jours) en producteurs d’électricité capables d’injecter leur production sur le réseau. Grâce à ce sabotage masqué d’EDF, le Grand Moulin des Places ne fut jamais en mesure de fonctionner correctement, et reste encore très loin d’égaler la productivité du prototype que fut le Moulin de la Fée, alors même que ce dernier présentait un potentiel vent moindre que son “descendant”.
À cette époque de “présidence”, j’avais fait une estimation sur la base de chiffres précis pour ce qui est des données cadastrales (30 000 moulins à vent et 80 000 moulins à eau ont été cadastrés dans notre pays), mais très imprécis concernant le nombre et la qualité de ceux encore existants, si bien que je m’étais contraint à un calcul pessimiste. Eh bien, cette estimation montrait que si l’on équipait tous les moulins à vent et à eau restants dans notre pays de turbines (ou ailes) et de génératrices modernes, pour le prix d’un seul EPR on avait une puissance installée équivalente à celle de deux à cinq réacteurs nucléaires. De l’électricité locale, préservant le patrimoine, pourvoyeuse d’emplois locaux, le tout sans risques ni déchets. Voilà de quoi irriter un ancien lobbyiste d’Areva, lequel, juste avant de quitter son poste de premier ministre pour revenir au Havre, au début de cet été, a signé l’arrêt de mort de ce patrimoine “dispersé”, potentiellement rémunérateur pour des milliers de petits propriétaires mais menaçant les intérêts “très concentrés” de ses amis des grandes entreprises financiarisées.
En tout cas, si j’étais volontairement peu précis puisque je n’avais pas de chiffres de départ précis, aujourd’hui des calculs ont été faits par des associations de propriétaires de moulins à eau, et ceux-ci montrent qu’avec seulement les 20 000 moulins existants les mieux conservés et placés sur nos rivières, on aurait l’équivalent de deux réacteurs nucléaires… À condition, bien sûr, de ne pas araser les chaussées de ces moulins, ce qu’Édouard du Havre a ordonné, sans plus de concertation possible et en dépit des assèchements de rivières que cela déclenche (voir l’article du Canard), la continuité écologique ayant bon dos.
En tant que géologue, je peux dire qu’une rivière sauvage ne s’écoule pas tranquillement. Du fait des embâcles, de la végétation, des arbres bien ancrés, des castors, des ressauts topographiques, causés par des limites géologiques, et de la géologie elle-même, une rivière s’écoule en petites cascades successives, permettant l’oxygénation de l’eau, un maintien de beaucoup d’eau dans les nappes phréatiques, des variations de profondeur, une variété de milieux satisfaisant l’ensemble des êtres vivants dépendant du cours d’eau. Notons aussi qu’à l’état sauvage, le cours d’eau n’a pas de lit fixe. Or, parce que nous pompons désormais beaucoup d’eau en nappe et en rivière, dont une grosse partie s’évapore (arrosage), ce que propose désormais l’administration, c’est, ni plus ni moins, des cours d’eau égouts, sans ressauts, bien cadastrés, permettant, entre autres, aux pesticides de la FNSEA de vite rejoindre la mer, sans qu’il leur soit possible de s’accumuler dans les nappes maintenues hautes à l’arrière de chaque chaussée. On ne la fait pas à un géologue. Cela me rappelle la fois où, il y a quelques années, la presse aux ordres avait titré, triomphante, que la pollution des eaux avait été divisée par deux ; cela quelque temps après que les concentrations limites pour chaque polluant eurent été rehaussées.
Ainsi, à mon sens, “renaturer” les rivières ne fera pas que nous les verrons redevenir ce qu’elles furent avant l’apparition des moulins. D’abord parce qu’elles sont désormais “corsetées” par le cadastre et que d’immenses surfaces agricoles ont été drainées ; ensuite, parce que nous avons pris l’habitude de pomper des quantités phénoménales d’eau – en nappe et en cours d’eau –, cela empêchant tout retour à la situation hydrogéologique qui prévalait il y a plus de 1 000 ans. Dès lors, on peut penser qu’une politique d’élimination des drains agricoles (associée à un changement des pratiques culturales) et la planification, sur tout le territoire, de la construction de passes à poissons, belles et efficaces, seraient à même de concilier tous les intérêts honnêtes, tout en préservant le potentiel de production d’hydro-électricité, production qui risque de nous être bien utile dans le contexte énergétique déplétionniste qui s’annonce.
Il y a autour des rivières de gigantesques intérêts. Notamment :
– Pour les propriétaires de moulin, des droits d’eau et du potentiel électrique rémunérateur dans le futur grâce aux droits d’eau ;
– Pour l’État du futur, une capacité de produire de l’électricité locale ;
– Pour EDF, une occasion de tuer un potentiel de concurrence ;
– Pour les nucléocrates, un argument pour maintenir le nucléaire (mais attention aux rivières à sec en été parce qu’on aura arasé les chaussées, alors qu’il faut de l’eau pour refroidir les réacteurs) ;
– Pour les multinationales du BTP, de l’argent à encaisser pour détruire les chaussées (subventions publiques) ou pour construire des passes à poissons (argent privé des propriétaires de moulin quand ceux-ci en ont) ;
– Pour le lobby chimico-agricole des pesticides, une occasion de vendre et d’utiliser plus de poisons, tout en minimisant les traces de leurs pollutions ;
– Pour les pêcheurs, une occasion de conserver du poisson grâce aux chaussées et aux passes à poissons ;
– Pour les fédérations de pêche, une occasion de remplir à nouveau les caisses car les pêcheurs se font rares.
Tout cela pour dire aussi que la biodiversité a bon dos avec les énarques et les lobbies : les poissons étaient avant très abondants dans les rivières avec chaussées et moulins, leur déclin étant la conséquence, d’une part, du manque d’entretien des chaussées (dont la plupart étaient franchissables pour les poissons, souvent grâce à de petits aménagements – aménagements que l’on peut encore perfectionner –, et à une ouverture des vannes hebdomadaire – le dimanche, le jour du Seigneur, jour non travaillé – pour purger les sédiments, opération qui, en même temps, profitait grandement aux poissons migrateurs lors de leur remontée vers les sources), et d’autre part, et surtout, des pesticides des “jardiniers” et des agriculteurs, ainsi que des divers autres polluants générés par notre société de consommation et qui se retrouvent tous dans les rivières. »
Nous laisserons la conclusion au cinéaste japonais Akira Kurosawa, dont le dernier des Rêves (1990), qui survient après deux évocations cauchemardesques des catastrophes environnementales induites par la folie nucléaire, brode, au fil de l’eau mollement battue par des aubes de moulins, une sagesse simplement belle, en sa profonde poésie. C’est cela que nous risquons de perdre à jamais, en plus d’une source d’énergie à la portée de tous (positionner le curseur à 27 min 24 s) :
https://www.youtube.com/watch?time_cont ... =emb_title
Dreams || Yume || 1990 || CD2 || Akira Kurosawa || © Sudhan Mahat
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[1] Anne Comnène, Alexiade, éd. Leib, Paris, Les Belles Lettres, 1943, t. II, X, VI, 4, p. 211.
[2] Procope de Césarée, De Ædificiis, éd. H. B. Dewing, Loeb Classical Library, Cambridge, Mass., Harevard University Press/Londres, Hutchinson, 1940, t. VII, V, 2-3.
[3] Ibidem.